Retour d’expérience : “Pour la seconde fois”, voir et écouter Patrick Boucheron au Collège de France

Contribution de Gaëtan Obéissart

Faire profession d’historien, livre de Patrick Boucheron, a compté dans la vie intellectuelle de Gaëtan Obéissart. Au tournant des années 2010, avançant dans le cursus universitaire, il cherchait des réponses pour comprendre le monde qu’il découvrait. Cet ouvrage lui en donna. Depuis lors, reconnaissance et estime envers cet historien l’étreignent. Le lire lui apporte beaucoup de plaisir, son style d’écriture le met en joie. En 2017, à l’Université de Lille, il assiste physiquement, pour la première fois, à une conférence de l’historien médiéviste. En 2019, il vient à Paris le voir et l’entendre, pour la seconde fois. C’est ce moment qu’il souhaite partager avec nous, cette matinée qui a marqué sa vie de jeune chercheur, ce texte qu’il jeta sur le papier dès le lendemain.

Mardi 19 février 2019. Un grand soleil, agréable, même surprenant pour un jour d’hiver. J’approche. Je suis place Marcelin-Berthelot, dans le V^e arrondissement de Paris. La petite grille d’entrée est ouverte. Des personnes la passent déjà. A mon tour. Sur ma droite défilent les panneaux annonçant les calendriers des différents cours. J’entre. Je passe le contrôle des sacs. Voilà que je descends et me retrouve face aux doubles-portes vitrées surmontées de l’épigraphe « Amphithéâtre Marguerite de Navarre » : me voici devant l’entrée du principal amphi du Collège de France. Je le reconnais, je l’ai vu tant de fois dans les vidéos, c’est le cadre des cours que je peux suivre en ligne via les podcast. C’est là qu’ils évoluent : Thomas Römer, Pierre Rosanvallon, Antoine Compagnon et d’autres. D’ailleurs je repère tout de suite les caméras qui capteront le cours du jour. A travers mon ordinateur, l’amphithéâtre m’apparaissait comme profond. Je révise cette opinion dès mes premiers pas à l’intérieur. Mais tout de même, ça reste quelque chose. Il est 10h35 environ, il y a déjà du monde. Des places sont libres en haut, là immédiatement, proches de l’entrée. Non, je décide d’aller à la pêche à la place libre, devant, au front. Au milieu des bancs de retraités (la cohorte la plus importante numériquement), je cherche. Je voulais être au plus près de l’orateur, le sentir vivre la leçon qu’il allait délivrer, sa leçon. Je questionne les voisins des deux ou trois sièges que j’aperçois orphelins d’un fessier : ils ne sont pas abandonnés, les parents adoptifs vont arriver dans quelques secondes, ils sont pour le moment parrainés, gardés de l’étranger. Je me retrouve au cinquième rang : pas mal ! Je l’attends : le professeur Patrick Boucheron.

Dans quelques minutes, il débutera son cours, le 7^e de sa quatrième année dans cette haute et noble institution. Il n’a pas d’intitulé a priori, ils n’en ont jamais, ils sont donnés a posteriori, lorsque la vidéo est mise en ligne (ce jour, j’ai assisté à la leçon intitulée « De l’art politique d’espacer le temps », la 7^e du cycle 2018-2019 dénommé Les inventions du politique : expérimentations médiévales). C’est bien l’enseignement de la recherche en train de se faire. Je regarde mes congénères. La caractéristique majeure de l’attentiste est d’être plongée dans une lecture. Un livre pour la grande majorité, un journal pour d’autres (Le Monde règne dans les rangs). Pourquoi cette attitude ? Sont-ils blasés du lieu ? Peut-être. Pour se donner un genre ? Peut-être. Est-ce un sas de décompression entre la vie tumultueuse du dehors et le calme de l’histoire, du temps long qui s’apprête à nous envahir ? Peut-être. Est-ce le poids culturel, intellectuel de la salle qui fait pencher leur tête vers un livre ? Peut-être. En tout cas je ressens rapidement cette force. Elle me fait tendre moi aussi la main vers un livre. Je le prends, je l’ouvre (Le mur, de Jean-Paul Sartre). Je me ravise très vite. Je relève le nez. Je m’imprègne du lieu. Je continue à regarder mes congénères.

Il est 11h. Pas d’appariteur, pas d’aboyeur (ceci est d’un autre temps apparemment, je m’en désole : ça avait de la gueule avant). D’un coup il entre, côté cour. Presque une apparition. Rien ne l’annonçait, hormis la position des aiguilles sur l’horloge. Un large sourire barre ses lèvres, les premiers applaudissements retentissent. Ils ne sont pas tonitruants mais réservés. Il n’en sera pas ainsi une heure plus tard. Alors pourquoi ? Ils servent à remercier, c’est entendu par tous. Pour certains, ils permettent aussi de saluer. Il entre, je le salue donc.

Il est là, devant moi, pour la seconde fois. Pas d’ordinateur entre nous, seulement quelques mètres.

En avant pour une heure. Un cocon intellectuel et de bien-être m’entoure. Pas seulement moi. Mes yeux quittent un instant le professeur pour se poser sur quelques-uns de mes voisins : à droite une dame bien calée au fond de son siège, les yeux mi-clos, dégustant l’heure ; à gauche, deuxième siège après moi, un homme, bien sur lui-même, mais je remarque qu’il a enlevé ses chaussures (je souris et me rappelle que moi aussi, en juillet 2018, alors assis à une table de travail de la BNF, salle J, j’avais ôté, presque sans m’en rendre compte, les miennes pour apprécier la moquette, pour me sentir bien alors que j’étais plongé dans les livres : retirer ses souliers pour s’enfoncer plus profondément dans ce que l’on étudie, dans la réflexion). Je reviens à Patrick Boucheron.

L’heure passe trop vite ! Louis XI, Gand, la Suisse, l’Italie, Michel Foucault. J’entends tout cela. Dans ce cours, il propose de faire une anatomie du rituel politique et d’analyser ce qui parfois le fait déraper. Je le retrouve : sa démarche, sa manière de jouer avec ses lunettes, ses mimiques, ses drôleries parfois au milieu du sérieux (la liberté au milieu de la contrainte). Le fond et la forme : du grand art. Je vois le dos de son fauteuil parfois se lever : il n’est pas assis au fond mais sur le bord, sur le vif, sur la brèche, en avant, en mouvement. La salle est tout entière conçue pour mettre sur le pavois l’orateur : Patrick Boucheron ne s’endort pas dans cette majesté.

L’heure est terminée. Les applaudissements résonnent. Les gens se lèvent. Moi non. J’attends. Lui aussi attend, il reste à son poste, finit son verre d’eau tout en regardant les gens partir, remonter les allées pour s’infiltrer dans les couloirs et retrouver ce soleil de février. Je le regarde. J’attends encore parce que je me renseigne. En effet, les vidéos des cours que j’ai vus jusque-là ne m’apprenaient rien sur le début et la fin, c’est coupé systématiquement, la vidéo commençant au premier mot du professeur et s’arrêtant aux premiers applaudissements. Alors j’apprends, j’assouvis ma curiosité. Il n’y a pas de séance de questions suite au cours. Les gens repartent chargés des informations glanées, des émotions ressenties, des pistes de réflexion notées pour continuer à l’extérieur, seul ou en groupe peut-être, tout de suite ou plus tard. Le voilà qui se lève. Il ne s’en va pas. Une femme escalade l’estrade pour aller lui parler. Elle repart quelques secondes plus tard. Il descend dans la salle. Il n’y a plus grand monde. D’autres personnes viennent le voir, des intimes apparemment : j’entends « comment tu vas ? » et des bises sont échangées. Moi aussi je me lève. Je m’habille pour m’apprêter à sortir mais je prends tout mon temps, je le rallonge en multipliant les gestes inutiles mais traduisant ma volonté de ne pas partir trop vite. Une bataille en moi fait rage : m’adresser à lui ou pas, m’avancer ou pas. Ce petit cercle d’intimes autour de lui s’est rompu, il s’avance dans ma direction. Son regard se pose sur moi, je crois qu’il ne peut pas me louper : cinquième rang, une salle presque vide, 1m88, une veste bleue marine cousue de six boutons brillants (telle la veste d’un officier de marine). L’aura est trop forte. Je reste figé. Je ne peux approcher. Pour la seconde fois.

            Je remonte lentement les rangs, vers les doubles-portes vitrées. Je les passe. Je ne peux m’empêcher de jeter un dernier coup d’œil : je vois le professeur, toujours là, discutant. Je m’arrache à cela, il faut bien sortir. Je monte les escaliers. Je retrouve la lumière du jour. Avec elle, la réalité de la vie nous revient à la figure. Je retombe dans la lourdeur du quotidien, des obligations, des horaires ; ce moment d’élévation, hors du temps et du monde n’est plus. La chute peut être brutale. Dieu merci, je ne suis pas Icare. Je me retrouve dans la cour d’entrée. Champollion est là, figé dans la pierre, au centre. La petite grille d’entrée est fermée, la grande porte à double battant est ouverte cette fois-ci. Métaphore peut-être : on rentre dans l’établissement petit, on en ressort grandi. Pour éviter la chute évoquée, il faut tout de suite appliquer les techniques des plongeurs avant de retrouver la surface : observer des paliers de décompression. Je passe la grande porte et m’arrête à quelques mètres, devant une statue, celle de Claude Bernard, une des figures tutélaires de l’institution. Puis je m’enfonce dans la ville. Mon corps est là, dans la rue mais pas mon esprit. J’avance tel un zombie. Il faut que je m’arrête : manger tout en revivant encore ce moment passé.

La réalité est plus forte. Cronos dévorait ses enfants, le temps fait de même avec nous. Il me faut partir. Direction les Archives Nationales, rue des Quatre-Fils, dans le III^e arrondissement. Ça va être à moi de prendre la parole : présenter mes recherches en cours à un auditoire d’étudiants, de chercheurs, de professeurs et de curieux. Comment le faire après cette matinée ? En tout cas, vivre un tel moment permet ensuite de se tenir droit. Une leçon.

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A propos de l’auteur

Gaëtan Obéissart est professeur certifié d’histoire-géographie et doctorant en histoire contemporaine à l’Université de Lille (IRHIS) depuis décembre 2016. Sa thèse s’intéresse aux débats sur l’élaboration de la politique navale française au temps des Bourbons restaurés. Il travaille sous la direction de Sylvie Aprile (Paris Nanterre) et Jean Martinant de Préneuf (IRHIS/SHD).

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